CHAPITRE SEPT
Dès qu’il eut regagné le parloir de l’abbé, Cadfael se rendit compte que, même si les hostilités n’avaient pas véritablement commencé, les trompettes n’allaient pas tarder à sonner la charge. Radulphe conservait son calme de magistrat, tandis que derrière le large visage du comte, suave et bienveillant, il était impossible de savoir ce qui se tramait ; car l’homme était d’une vive intelligence. Quant aux deux prieurs, Robert et Herluin, avec leurs figures longues, altières, ils étaient assis droits comme des lances. Ils évitaient soigneusement de se regarder et fixaient attentivement l’horizon, en s’efforçant de donner l’impression qu’ils étaient au-dessus du combat qui allait s’engager.
— Si on laisse de côté le problème du crime, lança Herluin, pour lequel nous n’avons pas le plus petit commencement de preuve, dans l’état actuel des choses, je ne pense pas qu’on puisse mettre le récit de Tutilo en doute. Ce vol a été inspiré par le ciel. Il a accompli la volonté de Winifred.
— J’éprouve quelque difficulté à, comment dites-vous ? laisser de côté le problème du meurtre, répliqua l’abbé sur un ton glacial. A mon avis, c’est le point le plus important, autour duquel tout s’articule. Que pensez-vous de ce garçon, Hugh ? Il nous a avoué ce qu’il craignait des révélations de la victime. Il n’a donc plus de mobile.
— Pas d’accord, rétorqua le shérif. Il avait un mobile, et il l’a d’ailleurs reconnu. Jusqu’à preuve du contraire, il était le seul à en avoir un. Il a très bien pu commettre ce meurtre et, seulement après, réfléchir au meilleur moyen de couvrir ses traces… Simple suggestion, naturellement. Il est venu droit au château, et il nous a expliqué dans quelles circonstances il avait découvert le corps. Il était très secoué et très agité, certes, ce qui est normal, qu’il soit coupable ou innocent. Aujourd’hui, je dois reconnaître que son attitude penche plutôt en faveur de son innocence. Il était ému, humble, plein de pitié pour la victime. Mais si tout ça n’était que faux-semblant uniquement destiné à nous donner le change ? Il en sait, des choses, pour son âge, il ne manque pas d’audace et il a l’esprit tordu. Maintenant, ajouta-t-il avec son petit sourire narquois, j’ai dans l’idée qu’il a suprêmement l’esprit tordu et je le vois très capable de nous jouer ce rôle-là.
— Mais en ce cas, objecta Radulphe, pensif, les sourcils froncés, pourquoi être venu maintenant nous confesser ce dont Aldhelm aurait pu l’accuser ?
— Parce qu’il ne s’était pas vraiment rendu compte qu’il était toujours suspect, mais à présent c’est de meurtre qu’on le soupçonne. Et dans ce cas, il vaut bien mieux s’exposer au châtiment de l’Église, même s’il n’est pas agréable ! pour avoir menti et volé que de tomber, si vous me passez l’expression, entre les mains du bras séculier : parce que, selon ma justice à moi, les criminels, on les pend. Si, en avouant une faute, il peut s’en tirer dans une affaire beaucoup plus sérieuse, il n’a pas eu tort, selon moi, de faire ce choix, et il est assez malin pour s’y tenir. Le père Herluin le connaît sûrement mieux que nous.
Mais Cadfael était déjà sûr qu’Herluin ignorait complètement à qui il avait affaire, et il n’avait probablement que les notions les plus vagues sur ce qui se passait dans l’esprit de ses novices, car il ne prenait jamais le temps de s’intéresser à eux. La suggestion de Hugh, intentionnellement peut-être, l’avait mis dans une situation délicate. Herluin n’hésiterait pas à marquer le plus de distance possible entre lui-même, Ramsey et un meurtrier éventuel. Mais tant qu’il voyait le moindre espoir de profiter de ce larcin, inspiré ou non par le ciel, il continuerait à feindre estime et confiance dans le voleur.
— Frère Tutilo ne m’a pas été particulièrement confié avant que nous n’entreprenions ce voyage. Il m’a toujours paru profondément dévoué à notre abbaye. Il a affirmé que ce sont ses prières et sa vénération à sainte Winifred qui lui ont valu cet ordre. Je ne vois pas de raison de mettre sa parole en doute. Ce serait présomption pure et simple de ma part.
— C’est d’un assassinat que nous parlons, lui rappela sévèrement Radulphe. Je reconnais humblement que j’aurais bien du scrupule à affirmer de quelqu’un : c’est un criminel, pas plus que je ne saurais affirmer de quiconque : il est incapable de tuer. Ce garçon était présent sur le chemin, ainsi qu’il l’a déclaré lui-même, et nous savons qu’il avait des raisons de vouloir se débarrasser d’un éventuel accusateur, quels que soient les remords qu’il pourrait éprouver après si… Ce sont les seuls témoignages que nous ayons contre lui. Mais il faut aussi porter à son crédit que c’est lui qui a dénoncé le crime à la justice, qu’il est revenu ici et qu’il nous a narré les mêmes faits. Ne vous semble-t-il pas que s’il avait été coupable, il serait revenu directement, en se gardant bien de toute déclaration ? Et qu’il aurait laissé à un autre le soin de découvrir le cadavre et de donner l’alarme ?
— Cela ne nous aurait pas empêchés de nous poser des questions sur lui, rétorqua le prieur sans ambages. Selon le shérif, il était très agité. Après un tel acte, il ne doit pas être facile de garder son calme devant les autres.
— Ou après avoir trouvé un cadavre, répliqua Hugh, avec une belle objectivité.
— Quelle que soit la réponse, intervint le comte très sûr de lui, il est maintenant sous bonne garde. Il ne vous reste plus qu’à attendre. S’il a quelque chose à ajouter, qui l’innocente ou qui l’accable, c’est de lui directement que vous l’obtiendrez. Je doute qu’il soit suffisamment endurci pour supporter d’être enfermé longtemps. Si, au bout de quelques semaines, il n’a rien avoué d’autre, c’est qu’il vous aura tout dit.
Peut-être était-ce la voix de la sagesse, songea Cadfael, qui écoutait respectueusement. Que pouvait-il y avoir de plus déprimant pour un être jeune, quelle peine était plus difficile à accepter, que de se retrouver confiné entre quatre murs, dans une cellule, enfermé à double tour, avec seulement une paillasse étroite, un bureau minuscule pour lire, et la seule compagnie d’un crucifix ? Et comme unique terrain d’exercice l’espace d’une demi-douzaine de dalles de pierre en tout et pour tout. Et pourtant, Tutilo y était entré, avec un soulagement et un plaisir évidents moins d’une demi-heure auparavant. Quand il avait entendu la clé tourner dans la serrure, il n’avait pas bronché. Un lit, c’était déjà un cadeau appréciable. Aussi petit et dur qu’il pût être, il était bien assez grand pour lui, et il l’avait accueilli comme une bénédiction. Oui, mais quand il y aurait passé ne serait-ce que dix jours, s’il avait gardé des choses par-devers lui, il serait trop content de les échanger contre un peu d’air libre, dans la grande cour, sans oublier la musique des offices.
— Je n’ai pas de temps à perdre et ne saurais attendre, déclara Herluin. Ma mission était de rapporter à Ramsey les aumônes que j’aurais pu susciter, au moins en sollicitant la bonne volonté de Worcester et d’Evesham, et à moins qu’une accusation séculière ne soit lancée contre Tutilo, je dois le remmener avec moi. S’il a attenté au droit canon ou à la Règle de l’Ordre, c’est à Ramsey de lui apprendre la discipline. Et c’est à son propre abbé de s’en charger. Avec la permission de tous, je conteste votre opinion, père abbé. En emportant le reliquaire de sainte Winifred, il n’a commis aucune offense. Je vous le répète, c’est un voleur, mais un voleur de Dieu, qui a agi par devoir, avec tout le respect qui s’impose. C’est de Winifred elle-même qu’il a reçu ses ordres. S’il n’en était pas ainsi, il n’aurait jamais pu réussir.
— Je tremble à l’idée de croiser le fer avec vous, intervint Robert Bossu, tout sucre, tout miel, et toute sagesse, son épaule déformée confortablement appuyée contre les boiseries, mais puis-je attirer votre attention sur le fait qu’il n’a pas réussi, justement ? La voiture qui transportait la sainte a été attaquée et pillée par des vagabonds, dans une forêt qui m’appartient, et c’est sur mes terres qu’elle a trouvé refuge.
— Intervention due à la mauvaiseté des hommes ! s’écria Herluin, soudain enflammé.
— Pardon, vous avez vous-même reconnu que sa puissance était suffisante pour contrarier le mal que peuvent causer les hommes. Si elle n’a pas cru bon de se dresser en travers de leur route, c’est nécessairement qu’ils servaient ses intentions. Elle s’est laissé enlever de Shrewsbury, elle n’est pas intervenue contre les brigands. Elle s’est arrêtée sur mes domaines, et c’est dans ma maison qu’on lui a offert un sanctuaire. Si je vous ai bien suivi, père, rien de tout ceci n’a pu arriver sans son aval.
— Puis-je vous rappeler à tous les deux, avança l’abbé aimablement, que si cette aventure s’est déroulée selon les plans qu’elle nous a imposés à nous, simples mortels, sainte Winifred est revenue sur son autel, dans notre chapelle. Ce que nous devons considérer comme la conclusion de cette histoire. Et c’est là qu’elle désire se trouver.
— Non, père abbé, répliqua Robert, avec un sourire très subtil et charmeur, ce dernier déplacement est d’un ordre entièrement différent. Si elle est là, c’est parce que moi, qui tiens à faire valoir mes droits, et qui tiens compte d’autres droits, en toute impartialité, je l’ai ramenée à Shrewsbury, où a commencé cette odyssée très controversée, de façon qu’elle puisse choisir le lieu où elle souhaite rester. Elle n’a pas manifesté la moindre intention de quitter ma chapelle où l’on respectait son repos. C’est moi qui l’ai rapportée volontairement. En conséquence, je ne renonce pas à mes droits. Elle est venue chez moi, je l’y ai accueillie. Si c’est son vœu, je la remporterai avec moi où je lui offrirai un autel aussi riche que le vôtre.
— Seigneur, prononça l’autre Robert, drapé dans son indignation, votre argument ne tient pas debout. Si les saints peuvent employer des agents du mal pour parvenir à leurs fins, ils peuvent à plus forte raison s’appuyer sur la bonne volonté des gens, quand elle s’offre à eux. Que vous nous l’ayez ramenée, puisque c’est chez nous qu’elle a décidé de s’installer, ne vous donne pas des droits supérieurs aux nôtres, mais certes, c’est tout à votre honneur. Sainte Winifred est heureuse ici même depuis sept ans et plus, et c’est sous ce toit qu’elle est rentrée. Elle ne va pas en sortir maintenant.
— Pourtant elle a laissé entendre à Tutilo, rétorqua vertement Herluin, agacé lui aussi, qu’elle éprouvait de la compassion pour notre malheureuse abbaye et qu’elle souhaitait nous aider dans notre détresse. Pouvez-vous ne pas en tenir compte ? Elle avait l’intention de partir et de venir à notre secours, enfin !
— Nous ne voulons en démordre ni les uns ni les autres, constata Leicester, avec une politesse et un sourire exaspérants. Ne devrions-nous pas nous en remettre à un assesseur neutre dont chacun s’engagerait à respecter la décision ?
Il y eut un silence pesant, tendu, avant que Radulphe n’intervienne avec calme et autorité.
— Mais nous l’avons, notre assesseur. Que sainte Winifred exprime elle-même ses intentions. C’était une dame très savante, à la fin de sa vie. Elle expliquait les Écritures à ses religieuses. Qu’elle les interprète maintenant pour ses disciples. Chaque fois qu’un évêque est consacré, on voit l’avenir de son ministère en lui posant les Évangiles sur les épaules, et on les ouvre pour lire la ligne qu’il a indiquée. Nous nous en remettrons aux sortes biblicae que nous déposerons sur le reliquaire. Je ne doute pas un instant de la clarté de son jugement. Pourquoi déléguer à autrui la décision qui lui revient de droit ?
Il y eut un nouveau silence, encore plus long, au cours duquel tous digérèrent ce fiât et, confronté à une suggestion tellement inattendue, le comte répondit avec une satisfaction évidente que, pour sa part, Cadfael interpréta comme une véritable allégresse :
— Marché conclu ! Voilà un procédé parfaitement honnête ! Permettez-nous, père abbé, aujourd’hui et demain, d’examiner nos droits, et de réfléchir, et de prier aussi uniquement pour ce qui nous est dû. Le troisième jour, nous nous en remettrons aux sortes. Nous présenterons notre requête à la dame elle-même, prêts à nous soumettre à ce qu’il lui plaira de décider.
— Expliquez-moi, demanda Hugh, une heure plus tard, dans l’atelier de Cadfael. Je ne suis pas dans la confidence des évêques ni des archevêques. Comment est-on censé interpréter les décrets du ciel avec ces sortes biblicae auxquels pense Radulphe ? J’ai entendu parler, comme tout le monde, de la pratique qui consiste à voir l’avenir en ouvrant les Évangiles au hasard et en posant le doigt sur la page, mais quel en est l’usage officiel dans la consécration d’un nouvel évêque ?
Cadfael retira de la grille sur le côté du brasero une marmite au contenu frémissant, et il la posa sur le sol en terre battue pour qu’elle refroidisse, puis il ajouta deux mottes de terre pour ralentir le feu avant de se redresser non sans quelques précautions et de s’asseoir à côté de son ami.
— Je n’y ai jamais assisté moi-même. Les évêques ne se mêlent pas au vulgum pecus. Je me demande bien d’ailleurs comment le résultat peut filtrer à l’extérieur, et pourtant… A moins que quelqu’un ne les invente, bien entendu. Trop beau pour être vrai, c’est ce qu’il m’arrive de penser. Mais oui, ça se pratique exactement comme l’a décrit Radulphe, et en toute solennité, croyez-moi. On pose donc les Écritures sur les épaules du nouvel impétrant, on ouvre au hasard, quelqu’un pose le doigt sur la page…
— Ah oui ? Qui ça ? interrogea Hugh, mettant lui-même en évidence le point faible du système.
— Tiens, je n’ai jamais pensé à poser la question. L’archevêque, j’imagine, ou l’évêque qui officie. Il faut avouer pourtant que ça peut être un ami ou un ennemi. Je suppose qu’on ne triche pas, mais allez savoir. Bonne ou mauvaise, cette ligne prédit l’avenir du futur ministère de l’évêque. Parfois, ça tombe drôlement juste. Ce bon Wulfstan de Worcester a eu droit à : « Voici un Israélite en qui il n’y a pas de malice. » Tous n’ont pas eu la même chance. Savez-vous, Hugh, quels sortes a reçus Roger de Salisbury, qui a encouru le déplaisir du roi Étienne il n’y a pas si longtemps, et qui est mort en disgrâce ? « Liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dans les ténèbres du dehors. »
— C’est un peu dur à avaler ! s’écria Hugh, sceptique. N’aurait-on pas songé, après coup, à lui coller ça sur le dos ? Je me demande ce que le ciel a répondu à Henri de Winchester quand il a reçu la consécration ? Vous savez, moi aussi, je pourrais trouver quelques citations qui risqueraient de tomber un peu trop juste pour mon goût.
— Je pense, avança Cadfael, que c’est une citation de Matthieu, concernant les derniers jours, quand les faux prophètes se multiplieront parmi nous. Quelque chose qui signifie, en gros, que si quelqu’un se met à crier : « Voici le Christ », eh bien, il ne faudra pas le croire. Mais vous savez, quand on se met à interpréter, on n’est pas au bout de ses peines.
— C’est bien là le problème, si vous voulez mon avis, suggéra Hugh, fine mouche, à moins que les Évangiles ne soient clairs comme de l’eau de roche, et qu’on ne puisse vraiment pas se tromper. D’après vous, pourquoi l’abbé a-t-il eu une idée pareille ? Il y a sûrement moyen d’arranger les réponses à l’avance. Oh, mais non, ça ne ressemblerait pas à Radulphe. Est-il tellement sûr de la justice divine ?
Cadfael s’était déjà posé la même question, et sa seule conclusion était que l’abbé voyait effectivement les choses ainsi, certain qu’il était que les Écritures justifieraient Shrewsbury dans son droit à posséder le reliquaire. Cadfael ne cessait jamais d’être étonné, ironie savoureuse, de voir que l’abbé attendait des miracles d’une châsse où Winifred avait séjourné si peu de temps avant de retrouver son pays natal. Plus surprenante encore était la bonté infinie qu’elle manifestait à pareille distance, totalement oublieuse de la présence du misérable pécheur qui occupait son cercueil sans l’empêcher en rien d’opérer des miracles autour de son autel, d’invisible manière, toujours accessible, alors qu’on se demandait parfois comme elle allait réagir, avec un brin de malice dans sa façon de céder ou de refuser. En un mot, ses actes relevaient du miracle, selon le point de vue des hommes, en tout cas. Elle n’était pas là, n’y avait jamais été, du moins physiquement, et cependant quelque chose de son essence était parvenu, avec son consentement, à Shrewsbury et révélait sa présence par des grâces surprenantes.
— Oui, répondit Cadfael, je pense qu’il a foi en Winifred pour qu’elle agisse au mieux. Il sait, selon moi, qu’elle ne nous a pas quittés et qu’elle ne nous quittera jamais, en réalité.
Cadfael retourna à son atelier après le souper, pour faire sa dernière ronde avant la nuit, couvrir le feu en sorte qu’il brûle doucement jusqu’au matin et s’assurer que toutes ses jarres étaient couvertes, toutes ses bouteilles et tous ses flacons correctement bouchés. A cette heure, il n’attendait pas de visiteurs et il pivota, tout surpris, quand il entendit la porte s’ouvrir dans son dos doucement, presque furtivement, livrant passage à Daalny. A la lueur jaunâtre de la petite lampe à huile il vit qu’elle était vêtue d’une façon inhabituelle. Un ruban rouge tenait ses cheveux noirs soigneusement nattés, avec des boucles qu’on avait artistement laissées flotter sur ses tempes. Sa robe était du même bleu très soutenu et très lumineux que ses yeux, et elle portait autour des hanches une ceinture d’or tressé. Vive comme elle était, elle surprit le regard qui la détaillait de la tête aux pieds. Elle rit.
— Ce sont les habits qu’il faut que je mette quand Rémy reçoit. J’ai chanté pour le seigneur de Leicester. Maintenant, ils sont plongés dans une conversation très personnelle, alors je me suis éclipsée. Oh, je ne vais pas leur manquer ! Je pense que Rémy va repartir à Leicester avec Robert Bossu, s’il sait s’y prendre. D’ailleurs, rappelez-vous, c’est un excellent musicien. Leicester n’accepterait pas de se laisser tromper.
— A-t-il de nouveau besoin de mes services ? demanda Cadfael, pratique.
— Non, ni moi non plus.
Elle était très agitée, allait et venait, mal à l’aise, curieuse mais préoccupée, sans pouvoir se décider à en venir à l’objet de sa visite.
— D’après Bénézet, Tutilo aurait été arrêté pour meurtre. Il aurait tué l’homme qu’il avait induit à s’emparer avec lui de votre sainte. Ça n’a aucun sens, affirma-t-elle avec autorité. Tutilo est incapable de violence. Il n’est pas méchant. Il rêve, mais il n’agit pas.
— Quand il s’est emparé de sainte Winifred, il ne s’est pas contenté de rêver, objecta Cadfael, logique.
— C’est qu’il en avait rêvé avant de se décider. Oh ! il est capable de voler, aucun doute là-dessus. Mais c’est totalement différent. Il voulait offrir à son couvent quelque chose de merveilleux pour donner corps à ses visions, quelque chose de valeur, que tout le monde vénérerait. Je ne le crois pas capable de voler pour lui-même, mais pour Ramsey, oui, sans doute. Il commençait même à songer à racheter ma liberté, murmura-t-elle, indulgente, avec l’amusement teinté de résignation de celle qui en sait tellement plus sur la vie qu’un innocent comme Tutilo. Mais aujourd’hui, vous l’avez mis sous les verrous et son avenir me paraît bien sombre, sans préjuger de la suite des événements. Si votre sainte patronne doit demeurer là, d’une part et si, d’autre part Tutilo échappe à la loi et au shérif, si enfin Herluin le ramène à Ramsey avec lui, il n’aura pas trop de toute sa vie pour payer sa tentative manquée, parce qu’ils ne vont pas le rater. Ils le laisseront mourir de faim avant de l’écorcher vif ! Et si le vent tourne et qu’on le juge coupable de meurtre, il finira la corde au cou. Où l’avez-vous mis ? Je sais qu’il est retenu prisonnier ici.
Eh bien, voilà, elle y était arrivée !
— Il est dans la première cellule pénitentielle, près du couloir menant à l’infirmerie. Nous n’en avons que deux, vu le nombre réduit de contrevenants qui nous passent entre les mains. L’avantage d’une porte fermée à double tour, si elle vous empêche de sortir, c’est aussi de maintenir vos ennemis à l’extérieur. Si du moins le terme n’est pas trop fort. Je l’ai refermée sur lui, cette fameuse porte, il n’y a pas une demi-heure. Il dort paisiblement. A vue de nez, il ne se réveillera pas avant prime, demain.
— Parce qu’il n’a rien à se reprocher ! s’écria Daalny, triomphante. Vous voyez que j’ai raison !
— J’aurai du mal à affirmer qu’il n’a pas un tout petit peu menti, à l’occasion, répondit gentiment Cadfael, puisqu’il est question de sa conscience. Mais pour le reste, pauvre garçon, je ne discuterai pas, il a bien besoin de repos.
Pour toute réponse elle haussa les épaules et fit la moue.
— Oui, il ment très bien. Avec son imagination débordante, est-ce si surprenant ? Il faudrait que vous le connaissiez drôlement bien et que vous soyez plutôt sûr de vous pour être capable de savoir quand il ment ou pas ! Nous, on se connaît, reconnut-elle avec un regard de défi à l’adresse de Cadfael qui la fixait d’un œil interrogateur. Moi aussi, j’ai dû apprendre à mentir pour garder la tête hors de l’eau tout ce temps. Lui, c’est pareil. Mais un crime, ça n’est pas dans ses cordes.
Curieusement, elle ne s’en allait toujours pas, arpentant la pièce, laissant courir ses longs doigts sur les étagères couvertes de flacons, tendant la main pour attraper les bouquets d’herbes sèches, au-dessus d’elle, ne lui présentant que son profil. Elle voulait savoir autre chose, mais elle n’osait pas interroger, ou plutôt, elle ne voyait pas comment découvrir ce qui l’intéressait.
— Vous allez lui donner à manger, n’est-ce pas ? On ne peut pas laisser un homme dépérir. Qui va s’occuper de lui ? Vous ?
— Non, répondit patiemment Cadfael. Ce sont les portiers qui lui apporteront ses repas. Mais je peux lui rendre visite, et ce ne sera pas une corvée. Mais, mon petit, si vous lui voulez du bien, laissez-le où il est.
— Comme si j’avais le choix ! s’exclama Daalny, amère.
Amère, oui, mais pas tout à fait assez, songea Cadfael, un peu comme si elle tenait à donner l’impression qu’elle était résignée sans l’être en réalité. Elle aussi, elle commençait à rêver, et elle n’était pas du genre à se contenter de chimères. Il lui suffirait, le lendemain, d’observer les déplacements du portier pour savoir à quelle heure il visitait le pénitent qu’on lui avait confié, et où étaient accrochées les deux clés des cellules pénitentielles, sur leurs clous voisins, dans la loge. Le pays de Galles n’était pas si loin, où à la cour de n’importe quel prince, grand ou petit, un homme doué de la voix de Tutilo, qui de surcroît jouait si bien de divers instruments à cordes, trouverait facilement refuge. Mais partir, frappé du sceau infamant du meurtre, toujours courir le risque d’être poursuivi, capturé ? Non, il valait bien mieux rester là et tenter le diable. Car Cadfael était persuadé de l’innocence de Tutilo. Il n’avait donc aucune raison de porter ces stigmates pour le restant de ses jours.
Et pourtant Daalny traînait, comme si elle voulait lui dire ou lui demander quelque chose, son visage ovale très fin et ses yeux pleins de vivacité, à demi voilés par ses longs cils noirs, montrant qu’elle était sur le qui-vive. Puis elle se retourna et s’en alla très discrètement, lançant, depuis le seuil, un « Bonsoir, mon frère ! » qu’elle prononça sans tourner la tête, avant de refermer la porte derrière elle.
Sur le moment, il ne prêta guère attention à son attitude, pensant qu’elle n’était pas vraiment sérieuse, pas au point, en tout cas, de transformer ses rêveries et son indignation en actes. Mais, le lendemain, quand il la vit observer les mouvements du portier qui sortait du réfectoire avant midi, il changea d’avis et la suivit des yeux en allant de l’infirmerie à l’école où deux petites cellules de pierre étaient bâties dans l’angle du mur, près du guichet qui menait au moulin et au vivier. Quand il eut disparu de son champ de vision, elle traversa la grande cour en direction de la loge devant laquelle elle passa sans tourner la tête, puis elle demeura quelques minutes dans l’encadrement de la porte, observant la Première Enceinte, avant de revenir vers l’hôtellerie. Le panneau auquel étaient suspendues les clés était juste après le chambranle, et elle avait assez bonne vue pour remarquer le clou vide, et la clé jumelle accrochée juste à côté. Elles avaient la même taille et en gros la même allure, la seule différence étant que ce n’étaient pas les mêmes personnes qui les utilisaient.
D’ailleurs cette surveillance difficile à remarquer ne signifiait peut-être rien. Peut-être n’essaierait-elle jamais de passer à l’action. Cadfael eut tout de même un bref entretien avec le portier avant la fin de la soirée. Elle n’agirait pas avant le soir, ou la tombée de la nuit. Inutile de s’intéresser à l’arrivée du souper de Tutilo, elle savait à présent de quelle clé on aurait besoin. Il ne lui fallait plus qu’une chose : que le portier la remette sur le mauvais clou avant de se rendre à complies et de lui laisser son double, qui ne servait pas.
Cadfael ne se donna pas la peine de la tenir à l’œil. C’était inutile. En son for intérieur, il était persuadé que rien ne se passerait. Elle était dans une position tellement vulnérable qu’elle ne prendrait jamais un tel risque. La journée, donc, s’écoula normalement, selon la routine. Travail, lecture, étude, prière, ponctués par la ronde régulière des heures. Cadfael effectua son travail d’autant plus assidûment qu’une partie de son esprit était ailleurs, ce qu’il ressentit comme un péché, même si ses préoccupations étaient des plus sérieuses : la justice, la culpabilité et l’innocence. Tutilo était injustement tombé dans l’opprobre et il fallait l’en sortir d’une manière ou d’une autre, quelques fautes qu’il ait pu commettre par ailleurs. Ici, dans la clôture, l’emprisonnement était une façon d’échapper à une quelconque menace du bras séculier. L’Église tenait à s’occuper de ses brebis, même des plus contrevenantes. Une fois dehors, à moins d’avoir été lavé de tout soupçon, il ne serait plus qu’un fugitif, passible de toutes les rigueurs de la loi. Sa fuite même serait considérée comme une preuve de culpabilité. Non, tant qu’il ne serait pas complètement disculpé, il ne fallait pas qu’il bouge.
Il était presque l’heure de complies, Cadfael avait quitté le jardin après sa dernière ronde de la soirée, quand il vit des cavaliers au portail. Sulien Blount, montant un hongre pie, tenait en main un goussaut bai, tout sellé et prêt à être enfourché. Il avait deux palefreniers pour escorte. A cette heure tardive, la visite était très inattendue. Cadfael alla au-devant d’eux cependant que Sulien mettait pied à terre en toute hâte pour parler au portier. Seule une affaire de haute importance avait pu amener des envoyés de Longner à pareille heure.
— Sulien, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui nous vaut une visite aussi tardive ?
Sulien se tourna vers lui, heureux de voir un visage connu.
— J’ai une requête à présenter à votre abbé, Cadfael. Et nous aurons peut-être besoin de l’indulgence du sous-prieur de Ramsey. Pas moins… Ma mère réclame la présence de son petit musicien, Tutilo, celui qui est déjà venu jouer pour elle. Ils se sont bien entendus, elle et lui. Elle ne passera sûrement pas la nuit. Il y a quelque chose qu’elle veut et dont elle a besoin… Je ne lui ai pas posé de questions. Vous non plus, vous ne l’interrogeriez pas, si vous la voyiez.
— C’est qu’il est enfermé à double tour, répondit Cadfael désemparé. On le soupçonne de graves délits depuis que votre mère l’a envoyé chercher, il y a deux soirs. La fin est-elle si proche ? L’abbé ne peut pas se permettre de le laisser sortir, à moins de recevoir des garanties sérieuses pour son retour.
— Je sais, murmura Sulien. Hugh Beringar vient de passer. Je suis au courant de ce qui est arrivé. Mais sous bonne escorte… Vous savez, on le surveillera de près et on vous le ramènera pieds et poings liés, s’il le faut. Demandez-lui, au moins ! Expliquez à Radulphe que c’est la dernière requête de ma mère ! La mort n’a pas eu pitié d’elle pendant si longtemps ! Mais là, elle est à la dernière extrémité, je vous le jure. Il la connaît. Il doit l’écouter !
— Attendez, je vais lui parler.
— Un instant, Cadfael… Avant-hier ? Non, on ne l’a pas envoyé chercher avant-hier.
Pour être franc, il s’en doutait. Voilà déjà quelque temps qu’il avait envisagé cela. Non, c’eût été trop beau. Il avait eu vent de ce qui lui pendait au nez et il avait pris la poudre d’escampette, assez longtemps, espérait-il, pour s’en sortir les braies nettes. Mais à présent, ça n’avait plus d’importance.
— Non, non, peu importe. C’est une affaire entendue. Je reviens dans un instant.
L’abbé était seul dans son parloir. Il écouta cette ambassade tardive, les sourcils froncés, le regard comme tourné vers l’intérieur.
— Il est grand temps pour elle, murmura-t-il, quand Cadfael eut terminé. On ne peut pas lui refuser cela. Y a-t-il d’après vous des gardes en nombre suffisant pour qu’il ne risque pas de s’échapper ? En ce cas, il peut partir.
— Et le père Herluin ? Faut-il aussi lui demander la permission ?
— Non, Tutilo est chez moi et sous ma responsabilité. Je lui donne l’autorisation. Allez-y vous-même, Cadfael, remettez-le entre leurs mains. Les heures sont comptées pour elle, ne les gâchons pas en vaines palabres.
Cadfael retourna vers le portail en toute hâte.
— Il va venir. L’abbé l’y a autorisé. Attendez-moi, je vous l’amène.
Il ne fut pas vraiment surpris, quand il prit la clé pendue à son clou, dans la loge, de voir que l’autre clou était inoccupé. Tout se passait maintenant dans la certitude lointaine des rêves. Daalny avait donc décidé d’agir. Elle avait dû s’emparer de la seconde clé pendant l’office de vêpres et l’enlever du clou où elle avait vu le portier accrocher la première à midi ; mais avant de s’en servir, elle avait dû patienter jusqu’à ce que la nuit soit presque tombée. En ce moment c’était l’heure idéale, tous les religieux étant rassemblés à l’église pour le service. Cadfael laissa les messagers de Longner piaffant d’impatience au portail. Il se dépêcha de contourner l’école pour gagner les cellules pénitentielles, dans l’ombre épaisse qui commençait à noyer le couloir étroit conduisant au guichet dans le mur d’enceinte, puis au moulin et au vivier.
Elle était là. Il se rendit compte aussitôt de sa présence, bien qu’elle ne représentât qu’une ombre supplémentaire, toute mince, recroquevillée dans la voûte large menant à la porte de la cellule. Il entendit la clé tourner à vide dans la serrure, puisqu’elle ne correspondait pas au verrou, et la respiration coléreuse de Daalny alors qu’elle se battait en vain pour la forcer à fonctionner. Il l’entendit frapper du pied et grincer des dents, dans sa rage impuissante. Elle était trop concentrée pour l’avoir entendu s’approcher. Il lui prit le bras et l’écarta doucement.
— Inutile, mon petit. Vous vous fatiguez pour rien.
Elle poussa un cri étouffé de désespoir et se libéra brutalement, s’éloignant de lui. Il n’y avait aucun bruit à l’intérieur de la cellule bien que la petite lampe, dont le reflet mat se voyait par la haute fenêtre grillagée, fût allumée.
— Attendez, mais attendez donc ! Vous avez un message à lui remettre et moi aussi. Allons-y !
Venez, suggéra-t-il, se baissant pour ramasser la mauvaise clé qui lui avait échappé des mains, entrez avec moi.
La bonne clé tourna sans effort dans le lourd verrou et Cadfael ouvrit la porte. Tutilo était devant eux, très droit, tendu, très pâle, une flamme dans ses yeux d’ambre grands ouverts où passait une expression inquiète. Elle ne l’avait pas mis au courant de ce qu’elle avait derrière la tête, et il ne savait pas à quoi il devait s’attendre ni pourquoi cette porte toujours fermée s’était ouverte à pareille heure, alors que les visites n’étaient plus permises depuis longtemps.
— Expliquez-lui pourquoi vous êtes là, mais vite. Ne perdez pas de temps, je n’en ai pas de reste, ni lui non plus.
Daalny resta un moment immobile, crispée, sans trop savoir quelle contenance prendre, comme si elle craignait que la porte ne se referme sans qu’elle puisse l’empêcher, bien que Cadfael ne bougeât pas. Tutilo, immobile, les dévisageait tour à tour, sans comprendre, presque sans les reconnaître.
— Tutilo, lança-t-elle, d’une voix basse, pressante, va-t’en tout de suite. Il te suffit de passer le guichet et tu es libre. Quand tu seras sorti de l’enceinte, personne ne te verra. Tout le monde est à complies. Allez, dépêche-toi, il n’est pas trop tard. Pars vers le pays de Galles, en direction du couchant. N’attends pas de leur servir de bouc émissaire. C’est maintenant ou jamais ! Vite !
Tutilo sursauta et se reprit. Des paillettes d’or brillaient dans ses yeux.
— Libre ? Qu’est-ce que tu as fabriqué ? mais, Daalny, c’est à toi qu’ils vont s’en prendre… Je ne comprends pas, ajouta-t-il en se tournant vers Cadfael, tout frémissant, ne sachant pas si c’était un ami ou un ennemi qu’il avait devant lui.
— C’est le message qu’elle avait pour vous, répondit Cadfael. Moi aussi, j’ai un message pour vous. Sulien Blount est ici avec un cheval pour vous. Il vous supplie de venir voir sa mère sur-le-champ. Dame Donata est mourante, elle vous réclame. Elle veut vous entendre une dernière fois avant de mourir.
Tutilo était figé comme une statue de marbre. Dans ses yeux les flammes jaunes s’assombrirent, s’adoucirent, tel un feu qui brûle régulièrement. Il murmura le nom de Daalny presque silencieusement.
— Mais qu’est-ce que tu attends ! s’écria Daalny, dont la colère était tombée maintenant que le combat était engagé et qu’elle ne pouvait l’éviter. Après tous les risques que j’ai pris pour toi, comment oses-tu hésiter, mépriser mes efforts ! Sauve-toi pendant qu’il en est encore temps ! Il est seul et nous sommes deux. Il ne peut pas t’empêcher de partir !
— Je n’essaierai même pas, murmura Cadfael. C’est à lui qu’il appartient de choisir.
— Mourante ? dit Tutilo, d’une voix redevenue claire, calme, où l’on sentait de la tristesse. C’est vrai ? Elle est mourante ?
— Oui, et elle vous demande. Comme avant-hier soir, ainsi que vous nous l’avez affirmé. Sauf que cette fois, c’est vrai, et ce sera la dernière.
— Tu as entendu ? le pressa Daalny, s’efforçant de garder son sang-froid. La porte est ouverte.
Il ne se mettra pas en travers de ton chemin. Alors, choisis ! Moi, j’ai terminé.
Apparemment, il ne l’avait pas écoutée.
— Je me suis servi de Donata ! se désola-t-il. Et Herluin me laisse partir ? demanda-t-il à Cadfael, sans trop y croire.
— Pas Herluin. C’est à l’abbé que vous devez cette faveur. Sous escorte et à condition que vous promettiez de revenir.
Tutilo prit Daalny par les épaules et l’écarta de la porte, tendrement, douloureusement. D’un geste brusque, passionné, convulsif, il leva la main et lui caressa la joue de ses longs doigts qui descendirent éloquemment de sa tempe à son menton, comme s’il voulait lui montrer qu’il s’excusait de son impuissance.
— Elle a besoin de moi, souffla-t-il. Il faut que j’aille auprès d’elle.